Les objets spoliés pendant la colonisation devraient retourner dans les villages, pas dans un musée, selon Freddy Tsimba.
A Bruxelles, le Musée royal de l’Afrique centrale, rebaptisé en 2018 AfricaMuseum après une rénovation qui aura duré cinq ans, poursuit sa mue. Signe de la rupture souhaitée avec l’histoire coloniale de l’établissement construit à la gloire du roi Léopold II et de la conquête du Congo, la première exposition temporaire de cette nouvelle ère accueille un artiste contemporain du continent : le Kinois Freddy Tsimba.
Loin d'être relégué, le passé reste au centre de ce projet construit comme un dialogue entre des objets des collections permanentes du musée choisies par l'artiste et ses propres installations. Vingt-deux d'entre elles font face à vingt-cinq pièces du musée. « C'est la première fois que nous donnons accès à nos collections à un artiste africain. Nous souhaitons que les créateurs contemporains puissent se réapproprier ces objets, insiste Guido Gryseels, le directeur de l'AfricaMuseum, en assumant l'inconfort auquel conduit nécessairement le choix de Freddy Tsimba. Son œuvre parle de la violence, de la colonisation, de la religion. Elle interpelle même si elle se place du côté de la vie et met l'accent sur la résilience des Congolais. »
Un parti pris que traduit le titre de l'exposition, dont les portes ont été provisoirement fermées en raison de la pandémie de Covid-19 : « Mabele eleki lola ! La terre, plus belle que le paradis ». Le commissaire de l'exposition, l'écrivain In Koli Jean Bofane, est également originaire de République démocratique du Congo (RDC).
L'artiste-forgeron, né en 1967 et dont les œuvres sont fabriquées à partir d'objets de récupération en métal - cuillères, fourchettes, douilles de fusil, machettes... - tantôt fondus tantôt assemblés, avait déjà inscrit son empreinte dans le musée à l'occasion de sa réouverture. Ombres installée dans le mémorial dédié aux 1 508 Belges morts au début de la période coloniale projette en dessous de leurs noms ceux de victimes congolaises restées ignorées et notamment de sept « indigènes » exposés dans les « villages africains » lors de l'exposition universelle de 1897 à Bruxelles.
« Une capture spirituelle, d'ancêtres »
L'expérience à laquelle Guido Gryseels l'a convié cette fois-ci ressemble à « un voyage dans une réserve d'objets liés à ma vie. Une sorte de retour dans un passé qui ne cesse jamais de vous hanter », confie l'artiste qui a sélectionné, dans un fonds de plusieurs dizaines de milliers d'objets, des œuvres résonnant avec son propre travail.
Ici, un crucifix kongo témoignant de l'introduction du christianisme fait écho à son Réveil Sommeil, œuvre critique sur les religions importées qui depuis des siècles, sont outils d'asservissement. Là, une statue en bois yombe de mère et enfant présentant un dos scarifié comme ses dos de femmes sculptés avec des chaînes, symbole d'une capacité constante à résister au poids des choses et de la vie. Hier dans la colonie, aujourd'hui dans un quotidien marqué pour le plus grand nombre par la précarité.
Peut-être parce qu'il est forgeron et connaît la puissance attribuée à ces objets à travers lesquels se transmettent la tradition et les croyances, Freddy Tsimba perçoit le manque laissé par leur disparition. Avant d'être des œuvres d'art, ce sont des objets de culte, d'initiation, de communication avec les esprits et les ancêtres.
« Leur spoliation n'est pas un simple vol d'objets. Il s'agit d'une capture spirituelle, une capture d'ancêtres. La mémoire de ces objets existe encore car leur histoire a été transmise par les anciens. C'est quelque chose de très profond qui a été arraché. Ils ont été prélevés d'une manière atroce. Il faut réparer », exhorte-t-il. Le masque dipola qui ouvre le parcours appartient à la société secrète Ngongo Munyenge et ce messager des ancêtres et des esprits sort la nuit pour solliciter la prospérité, la guérison, la fertilité des femmes et des champs...
« Le patrimoine commun d'une population »
La nécessité de les restituer au peuple congolais est pour l'artiste une évidence. Mais leur future destination doit-elle être un musée ? Freddy Tsimba ne considère pas qu'il faille reproduire « ce qu'a fait l'Europe ». Ces objets sont avant tout « le patrimoine commun d'une population. Ils ne doivent pas être réservés à des élites urbaines mais être ramenés dans les villages, auprès des communautés qui les ont perdus ».
La proposition va au-delà d'un débat sur les conditions des transferts qui s'est beaucoup focalisé sur l'absence de musées sur le continent ou sur leur inaptitude à conserver les œuvres. Pour autant, Guido Gryseels ne se montre pas étonné : « Qui sont les propriétaires moraux de ces objets ? Les Etats ou les communautés ? Nous avons engagé cette discussion car des demandes locales émergent, même si elles restent encore informelles. »
Le président congolais Félix Tshisekedi s'est jusqu'à présent contenté d'exprimer un souhait de principe en faveur des restitutions. Aucune demande officielle n'a été formulée. En Belgique, la Chambre des représentants a nommé depuis cet été une commission spéciale de dix experts chargée de se pencher sur le passé colonial du pays. Son rapport attendu d'ici à la fin de l'année devrait comporter un volet sur le sujet.
En attendant que le dossier avance concrètement, l'artiste-forgeron suggère qu'en geste de dédommagement une partie des recettes des expositions réalisées à partir d'objets spoliés soit désormais consacrée à des projets culturels ou d'éducation au Congo : « Ce serait magistral. Ce serait commencer à reconnaître qu'on nous a fait du mal. Ce serait contribuer à réparer l'ignorance et le manque d'éducation qui, chez nous, tue beaucoup de vies ». LM